L’approche pédagogique dont nous allons vous parler invite à penser l’expérience sensible avant la connaissance, le corps avant la cognition. La pédagogie musicale du théoricien Jacques Émile Dalcroze (1865-1950) est basée sur des jeux musicaux corporels permettant de développer chez l’élève le sens du rythme, de la mélodie mais aussi d’enrichir ses qualités d’expression, de coordination et d’interprétation. Les gestes et les mouvements vont être les médiateurs de la perception sensible des élèves.
La prise en compte du corps cherche à susciter de l’apprentissage pour tous. Quel que soit son rapport au corps, c’est bien l’évolution du geste et le processus d’appropriation de la connaissance qui sont déterminants dans sa pratique.
À l’heure où les individus sont parfois dominés par un rapport égocentrique au monde, apprendre la musique par le corps peut aussi être vecteur de cohésion de groupe, de respect mutuel et de socialisation entre pairs. Cette pédagogie musicale par le corps cherche à ce que chaque élève trouve une place dans le groupe, s’y exprime et y développe son identité.
Pour donner corps à la musique, des rituels, ou phases préparatoires, sont fondamentaux pour créer les conditions propices à l’émergence du mouvement. Ces phases servent à la fois à déverrouiller, délier les corps mais aussi à faire un aller-retour entre l’action et la réflexion.
DANS UNE BULLE
La phase de préparation « je suis dans ma bulle » a pour objectif de développer le lâcher-prise chez l’élève. Celui-ci s’adapte à un environnement sonore en explorant les mouvements sur trois niveaux : bas, moyen et haut. Il crée des volumes, de l’amplitude en se laissant guider par ce qu’il ressent et par les différents stimuli sonores.
L’enseignant prépare cette activité en amont en choisissant une œuvre qui fait appel à l’imaginaire et qui suscite l’émotion, par exemple le Boléro de Maurice Ravel. Certains aspects musicaux de l’œuvre de cet artiste favorisent la mise en place et la qualité du mouvement, le temps suspendu, le caractère souple, léger et aérien des lignes mélodiques, les contrastes de nuances, les déplacements d’accents, les variations de vitesse.
Certaines consignes sont alors nécessaires : se concentrer, ressentir la dynamique, le tempo, pen-
ser à l’équilibre, au regard, à la posture et aux changements d’orientation. Après ce travail
d’écoute, libre et en mouvement un temps de réflexion est proposé par l’enseignant : qu’est-ce qui
a guidé mes mouvements ? Est-ce lié à l’écoute d’éléments sonores, à une émotion, une sensation,
des images ?
COMPOSER SA PROPRE PARTITION CORPORELLE
Les élèves sont ensuite amenés à remplir tout l’espace classe dans une autre phase de préparation : le reacting . Il s’agit d’analyser le mouvement, de marcher sur les trajectoires et de réagir à certaines composantes musicales en utilisant des verbes d’action (suspendre, accélérer, ralentir, s’arrêter, chuter, rebondir, sauter, courir, etc.).
L’élève compose de manière spontanée sa propre partition gestuelle en se laissant guider par ses sensations auditives. Ces phases sont importantes pour découvrir son corps, comment il se déplace, vibre, respire. L’élève marque par une suspension de son mouvement les respirations entre les différentes phrases mélodiques du thème. Il accentue les carrures et réagit au déplacement de ses camarades.
Une autre phase de préparation, « accent, poids, release », a pour objectif de traduire dans le geste la musique en s’appuyant sur les trois grands axes de la qualité du mouvement : l’accent (une contraction, une résistance du corps), le poids (qui se relâche) et enfin le release (respiration, ou suspension du geste).
Les rythmes syncopés présents dans le jazz bossa-nova de Stan Getz, Joao Gilberto ou encore dans la musique électronique de Thierry De Mey sont interprétés par la qualité de mouvement tendu-relâché ou accent-release. Ces indicateurs servent de point de rencontre entre la musique et le mouvement. Ainsi l’élève habite-t-il la matière rythmique et la rend-il plus visuelle.
VERBALISER, PARTAGER, COMPRENDRE
Ces phases de préparation amorcent les notions étudiées en cours et conduisent les élèves à se demander à quels aspects musicaux ils sont le plus sensible. Leurs paroles facilitent la métacognition des notions en jeu.
Nous nous sommes appuyés sur un outil coopératif, individuel et collectif : le placemat . C’est une feuille de papier partagée par trois à quatre élèves, où chacun pose, dans un coin du document, sa compréhension du vocabulaire ou de ses idées. La partie centrale de ce placemat sert aux échanges entre les élèves du groupe : ils y écrivent ce qu’ils souhaitent interpréter dans le mouvement.
DES RETOURS RÉFLEXIFS
Les élèves recherchent à la fois des indicateurs de réussite pour valoriser leur travail mais aussi
des pistes d’amélioration. Par exemple : « Je trouve que vos pas accentuent la pulsation de façon claire dans votre chorégraphie, mais avez-vous pensé à la marquer avec d’autres gestes ? » Ou encore : « Même si vos gestes sont amples et variés, pourriez-vous les interpréter avec davantage d’engagement dans le corps ? » Ce retour par l’enseignant permet une régulation de qualité des apprentissages visés.
Le geste facilite une meilleure mémorisation des notions étudiées. Les compétences musicales visées à travers ces pratiques engendrent des projets d’interprétation ou de création.
Par la chorégraphie créée, les élèves vivent les notions musicales mis en œuvre dans le Boléro, ils se meuvent sur les mélodies marquant les répétitions et les respirations.
Cécile Barouillet, professeure d’éducation musicale et de chant choral dans l’académie de Normandie.
Alexis Vachon, chargé d’étude à l’Institut français de l’éducation.